[Fr] Moderniser la pensée (Ali Harb)

Publié le par ZINE

 

Moderniser la pensée dans l’aire géographique et culturelle
du Moyen-Orient contemporain :
L’apport du philosophe libanais Ali Harb.
 
 
Mohammed Chaouki Zine
 
 
 
Ali Harb, méconnu par rapport à ses pairs contemporains le penseur marocain Mohammed Abed El Jabri, et le penseur franco-algérien Mohammed Arkoun, est aujourd’hui une figure incontournable dans la modernisation de la pensée philosophique arabe et islamique, par l’usage pertinent des clefs cognitifs que les sciences humaines en Occident offrent : critique, herméneutique, épistémologie, déconstruction, pragmatisme.
Il est aussi l’un des auteurs les plus prolifiques (cf. Bibliographie). Ses ouvrages analysent méthodiquement de nombreux sujets : la culture, l’identité, l’Islam, l’Occident, l’intellectuel, la modernité, la postmodernité, etc. Son érudition est à la hauteur du défi qu’il a bien voulu relever pour faire face à un problème inhérent à la culture arabe et islamique contemporaine : la sclérose de la pensée.
L’apport d’Ali Harb s’inscrit dans un programme ambitieux initié par de nombreux penseurs arabes. Ce programme a pour but la critique, au sens épistémologique, afin de définir les conditions de possibilité de l’épistémè arabo-musulmane. Mohammed Abed El Jabri a entamé un travail de longue haleine qui est la critique de la raison arabe (quatre tomes édités à des intervalles : 1984, 1986, 1992 et 1999) portant sur : 1) la formation historique de la raison arabe ; 2) sa structure interne : la langue et la littérature (bayân), la philosophie et la théologie dialectique (burhân), la mystique spéculative et le gnosticisme (‘irfân) ; 3) son cadre institutionnel et politique : jurisprudence, législation religieuse, califat, monde rural et citadin, etc. ; 4) sa dimension éthique : l’ordre moral, les mœurs, les règles d’usage, etc.
Parallèlement à ce projet, Mohammed Arkoun a tenté une critique de la raison islamique (1984), une sorte de remise en cause de ses fondements théologiques et de ses fondations canoniques.
De la même manière le penseur égyptien Nasr Hamid Abou Zayd s’est intéressé à la critique de la raison religieuse afin d’historiciser la pensée arabe et islamique, c’est-à-dire lui ôter l’aspect sacré et transcendantal qui la maintient dans une position figée, proie aux lectures traditionalistes à vocation intégriste.
L’ambition de ces auteurs s’est heurtée à des obstacles d’ordre méthodologique et idéologique. L’obstacle méthodologique consiste à faire face aux esprits incrédules qui rejettent les sciences humaines et sociales telles qu’elles ont été configurées en Europe, et estiment qu’elles ne sont pas applicables à d’autres contextes culturels. La difficulté porte particulièrement sur les études coraniques (exégèse) et la possibilité ou non de lire et interpréter la parole de Dieu à la lumière du savoir humain. C’est Nasr H. Abou Zayd qui était le plus concerné par ce genre de problématique en raison de sa formation religieuse à Al-Azhar (Le Caire). L’obstacle idéologique vise la tradition (religieuse notamment) et la façon de l’insérer dans les débats contemporains.
L’effort de ces auteurs était destiné justement à remettre en question les fondements théologiques de cette tradition. Les lectures traditionalistes soutenues par les institutions politiques, soucieuses de préserver leurs intérêts, freinent l’élan critique de ces penseurs pionniers.
L’entreprise critique d’Ali Harb se veut radicale et ne concerne pas uniquement l’objet d’analyse qui est la pensée arabe et islamique dans son ensemble, mais aussi les auteurs cités auparavant (El Jabri, Arkoun, Abou Zayd) qui, selon lui, sont tombés dans le joug de l’obsession identitaire. Sa démarche critique se déploie dans trois champs interactifs :
1- La rigidité religieuse comme système canonique scellé et hostile à toute remise en question.
2- L’enfermement identitaire de la pensée arabe et islamique, et rejet de tout ce qui relève de l’altérité.
3- la nationalisation de la pensée procédée par les auteurs cités plus haut : El Jabri et la pensée arabe, Mohammed Arkoun et la pensée islamique.
Face à la rigidité religieuse et à la pensée traditionaliste qui s’attache à des idéaux sans rapport fructueux à la réalité, Ali Harb préconise d’inventer une relation ouverte et docile qui permet de rénover les principes et les idéaux sur lesquels est édifiée cette pensée. L’enfermement identitaire pousse les défenseurs de la tradition à s’identifier aux textes fondateurs (la révélation incarnée dans le Coran), et ce procédé condamne ces textes à l’archaïsme, et d’être à l’écart du mouvement du monde et de l’évolution de la société. Face à cet enfermement, le pari d’Ali Harb est de changer notre rapport à ces fondations ultimes, c’est-à-dire les textes exégétiques, jurisprudentiels, moraux et canoniques. L’initiative des auteurs comme El Jabri, Arkoun et Abou Zayd est louable, mais reste, selon Ali Harb, en deçà des attentes, vu leur tendance fâcheuse de « nationaliser » la raison, c’est-à-dire l’identifier par les symboles d’une aire géographique et culturelle, arabe et islamique en l’occurrence. Certes, leur initiative fait usage des dernières évolutions techniques et épistémologiques des sciences humaines et sociales, en Europe notamment, mais chez eux le souci identitaire excède l’exigence méthodologique. Selon Ali Harb, l’universel (le savoir humain) ne doit pas être un prétexte pour cristalliser davantage le particulier (la pensée arabe et islamique), mais c’est au particulier de s’universaliser en se donnant les moyens pour se réformer et d’être capable d’inventer et de communiquer quelques chose d’original et de singulier, à l’instar de l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane. Celle-ci, comme culture spécifique, a su donner à ses productions littéraires, scientifiques et philosophiques une dimension « universelle », profitable à l’humanité toute entière.
Quelles sont alors les techniques appropriées préconisées par Ali Harb pour moderniser cette pensée ? Dans ses nombreux ouvrages, il fait un diagnostic des problèmes structurels et réels qui empêchent cette pensée de se moderniser : 1) le problème de l’identité lié à la blessure narcissique d’avoir perdu son rayonnement d’antan ; 2) le capital symbolique et religieux confisqué par le pouvoir politique, et proie aux lectures intégristes, traditionnellement hostiles à l’esprit libre et laïc ; 3) l’apologie excessive faite au passé radieux coïncidant avec le déni affiché de l’intelligence occidentale, désignée habituellement par l’expression « l’invasion culturelle de l’Occident » ; 4) l’obstacle élitiste des intellectuels aux antipodes des problèmes réels et conjoncturels de leurs sociétés.
A ces problèmes endogènes, Ali Harb oppose un traitement de choc, et propose une nouvelle logique dans la façon d’appréhender les choses. Il ne suffit pas de rénover les concepts constitutifs de la weltanschauung arabo-musulmane, mais de modifier carrément notre rapport à cette vision du monde, figée par les considérations citées plus haut. Autrement dit, il est nécessaire de mettre en œuvre une logique qui ne concerne pas uniquement les termes (les concepts, les habitudes, les textes), mais aussi la relation entre les termes dans le but de la transformer et de la modifier. Ainsi, le sujet modifie son rapport à l’objet de telle sorte qu’il se transforme par cette modification. Chaque sujet appartenant à la culture arabe et islamique tente de contribuer, par ses appréciations et ses interprétations, à rénover son héritage et à modifier son rapport à lui. Faisant ainsi, il se trouve lui-même transformé positivement.
Le projet d’Ali Harb est un gigantesque chantier qui mérite une attention et un examen particuliers. Il n’a pas bénéficié d’une étude large et indépendante contrairement aux autres auteurs.
 
Bibliographie : les œuvres d’Ali Harb (toutes en arabe) :
 
1- L’homme d’en-bas : les maladies de la religion et les obstacles de la modernité, Beyrouth, 2005, 279 p.
2- Une lecture personnelle de la post-déconstruction, Beyrouth, 2005, 311 p
3- Les temps de l’hypermodernité, Beyrouth-Casablanca, Centre culturel arabe, 2005, 254 p.
4- Le monde et ses dilemmes, Beyrouth-Casablanca, éd. CCA, 2003, 192 p.
5- La politique de la pensée (2 tomes), Beyrouth-Casablanca, CCA, 2001.
Vol.1 : Dogmes et fétiches (Les destinées du projet culturel arabe), 224 p.
Vol.2 : Idoles et fantasmes (Critique de Bourdieu et de Chomsky), 142 p.
6- Le discours des fins ultimes. Les conquêtes de la mondialisation et les impasses de l’identité, CCA, Beyrouth-Casablanca, 2000, 203 p. [Traduit en français par Mohammed Chaouki Zine].
7- Les illusions de l’élite, Beyrouth-Casablanca, CCA, 1998², 224 p.
8- L’essence et la relation. Vers une logique transformationnelle, Beyrouth-Casablanca, CCA, 1998, 269 p.
9- Le proscrit et l’inabordable : critique du sujet pensant, Beyrouth-Casablanca, CCA, 1998², 287 p.
10- La pensée et l’événement, Beyrouth, éd., Al-Kunuz Al-Adabiyya, 1997, 270 p.
11- l’aliénation et l’abjuration (l’islam entre Roger Garaudy et Nasr Hamid Abou Zayd), Beyrouth-Casablanca, CCA, 1997, 121 p.
12- Le discours de l’identité. Autobiographie intellectuelle, Beyrouth, éd., Al-Kunuz Al-Adabiyya, 1996, 176 p.
13- Les questions de la vérité et les défis de la pensée, Beyrouth, éd., Al-Taliah, 1994, 245 p.
14- Critique du texte, Beyrouth-Casablanca, CCA, 1993, 286 p.
15- Critique de la vérité, Beyrouth-Casablanca, CCA, 1993, 148 p.
16- Le jeu du sens, Beyrouth-Casablanca, CCA, 1991, 156 p.
17- L’amour et l’anéantissement, Beyrouth, éd., Al-Manahil, 1990, 183 p.
18- Interventions, Beyrouth, éd., Al-Hadatha, 1985, 224 p.
19- L’herméneutique et la vérité, Beyrouth, éd., Al-Tanwir, 1985, 230 p.
 
Traductions vers l’arabe :
1- La logique du vivant de François Jacob, Beyrouth, Centre de développement communautaire, 1989, 340 p.
2- Les racines des Etats et de la violence de Marcel Gauchet et Pierre Clastres, Beyrouth, éd., Al-Hadatha, 1985, 220 p.
 
 

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